Le temps qui passe confère à notre vécu sa réelle dimension. C’est à l’épreuve du temps que nos désirs deviennent réalité, que se vérifient nos choix les plus essentiels, que nos rapports avec les autres s’ancrent dans une sereine authenticité, ou bien se désagrègent irrémédiablement. 

Et ces instants conjugués au présent se succèdent continuellement, dessinant au gré des souvenirs les contours d’une trajectoire humaine.

Alors, entre deux urgences, c’est parfois la panique devant le temps qui s’effrite, les secondes qui s’égrènent, cet écoulement irrémédiable de notre vie. Avec, au bout du compte, une révélation brutale et imparable : le temps qui passe souligne les limites de notre existence, la fragilité de nos croyances, la dangereuse superficialité de nos certitudes. Par chance, on peut résoudre le problème de ce temps qui semble nous emporter, et retrouver ainsi, en pleine conscience, la paix de l’esprit.

Extrait de « Prenez le temps de vivre », à paraître.

Dès que notre conscience nous permet d’appréhender ce qui est extérieur à notre corps et nous entoure, l’espace et le temps deviennent nos limites. L’espace dans lequel on évolue au fil des jours, qui peu à peu va s’élargir à mesure que l’on va grandir, évoluer, multiplier les rencontres, se déplacer d’un lieu à un autre, voyager.Mais c’est avec le temps, dans la suite ininterrompue des jours et des nuits, qui bientôt va rythmer nos moindres activités, que notre existence va véritablement prendre toute sa dimension. Dans cette vie se perpétuant de semaine en semaine, de mois en mois, pour finalement ajouter des années aux années. En une longévité qui à elle seule va donner un sens à notre existence.   Car il ne faut pas s’y tromper : c’est bien le temps qui passe qui confère à notre vécu sa réelle dimension. C’est à l’épreuve du temps que nos désirs deviennent réalité, que se vérifient nos choix les plus essentiels, que nos rapports avec les autres s’ancrent dans une sereine authenticité, ou bien se désagrègent irrémédiablement. Et ces instants conjugués au présent de se succéder continuellement, dessinant au gré des souvenirs les contours d’une trajectoire humaine.

Quand on prend véritablement conscience de ce temps qui passe, de mille manières on en rit, on en plaisante, on en parle avec un bon mot qui fait sourire ou carrément une allusion grinçante ; on le toise avec dédain, on s’en gargarise avec des accents d’intellectuel averti. Le temps est là, partout, dans nos moindres pensées, dans nos plus petits actes, qui nous encercle, nous bouscule, nous renvoie face à nous-même et aux autres.Nouveau siècle, nouveau millénaire, avec leur cortège de toutes les nouveautés qui nous submergent chaque jour, mais encore et toujours il y a ce temps qui file … et nous prend la  tête ! On a mal à son passé, on ne sait plus comment imaginer son avenir; quand au présent … pas le temps ! C’est la dernière histoire de fou à la mode.

Aujourd’hui, on sait quasiment tout faire, tout construire, tout produire. Le XXe siècle, en une fascinante accélération, a donné des ailes et de la vitesse à notre civilisation. Santé, bien-être, communication, productivité … quelle formidable avancée ! Mais pour le temps, c’est une autre affaire. C’est toujours la panique devant le temps qui s’effrite, les secondes qui s’égrènent, cet écoulement irrémédiable de notre vie. Avec, au bout du compte, une révélation brutale et imparable : le temps qui passe souligne les limites de notre existence, la fragilité de nos croyances, la dangereuse superficialité de nos certitudes. Et là, tout à coup, entre prendre son temps et perdre son temps, c’est désormais la course contre la montre. L’obsession du temps s’impose, jusqu’à supplanter celle de l’argent. Car finalement, qu’est-ce que l’argent si l’on n’a pas le temps ? Sans oublier que l’argent peut se renouveler, mais pas le temps ! Et si c’était là le vrai trésor de la vie ?

Alors on court, on cherche, on imagine, on se renseigne. Entre temps de vivre et temps de parole, mi-temps et contre-temps, on se dit qu’il doit bien y avoir une logique à ce qu’on découvre soudain comme étant une « vie de fou ». Courir pour quoi ? Vers où ? Gaspiller son énergie et surtout son temps pour quelles raisons suffisamment bonnes ? Le doute est là, en nous, comme un virus qui nous ronge, et dans le même temps nous pousse à voir plus loin, à franchir des limites trop docilement acceptées comme les seules valables. De l’interrogation à la revendication il n’y a finalement qu’un pas vite franchi : puisque rien ne se fait sans le temps, que c’est bien la denrée la plus rare et précieuse qui nous soit donnée, ON VEUT DU TEMPS ! Et là, miracle ! De la redécouverte de nos rythmes biologiques au temps libéré et au temps partiel, du travail qui s’amenuise à la sacro-sainte « gestion du temps » de l’entreprise, de la productivité repensée au bon usage du temps retrouvé, soudain tout redevient possible. Après avoir été « performant », on se découvre encore « vivant ». L’art du temps ne fait plus sourire, la Culture justifie et nourrit toutes les évasions, les loisirs se multiplient, les passe-temps gagnent du terrain, le temps retrouvé se savoure lentement et longuement. Par-delà l’imagerie populaire, sociologues et ethnologues nous révèlent qu’il n’existe pas un temps mais plusieurs, et que c’est à nous de décider ce que l’on veut et peut en faire. Dans nos sociétés modernes « malades du temps », le temps social, le temps libéré, le temps de travail sont des temps à part entière. Le temps chômé aussi, bien sûr. Le problème, c’est que le rapport des hommes au temps a changé, alors que l’ordre social, les structures politiques et institutionnelles n’ont pas évolué. Résultat, nous voilà avec des hommes dans un temps nouveau, au sein d’une société en retard sur son temps ! La pression temporelle génère le stress, parfois la maladie, toujours l’inconfort. Et pour ne rien arranger la vie dure plus longtemps, on crée un « quatrième âge », avec encore du temps à occuper, à vivre et à gaspiller. On parle de temps de crise, mais ne faut-il pas y voir plutôt une crise du temps ? A bien y regarder, on constate que le « malaise temporel » n’est rien moins que le malaise fondamental de la société, le signe d’un désordre… qui à terme pourrait bien être annonciateur d’un nouvel ordre social. Une certaine mode a voulu que l’on mette à toutes les sauces le fameux « temps libre » dont nous rêvons tous, mais ce fut là encore une grande utopie des Temps Modernes : le temps ne peut pas être libre, car il est toujours une contrainte. Par contre, la liberté peut créer son propre temps : comme le disait Baudelaire, on ne peut oublier le temps qu’en s’en servant.

Dans la seconde décennie du XXIe siècle, le jeu se joue finalement entre le temps contraint et le temps personnel, l’augmentation du second aidant l’homme à se révéler, à se réaliser. Car c’est bien là tout le problème. Parler du temps, ce n’est pas uniquement remettre en question son utilisation, ou tenter de repousser les impératifs du travail, c’est bien davantage révéler la profonde révolution qui s’opère – ici et maintenant – au coeur de l’homme : le temps n’existe pas en dehors de l’individu, comme quelque chose qui lui serait extérieur; mais au contraire il résulte de ce que chacun fait de sa vie. Bergson ne s’y trompait pas lorsqu’il définissait notre rapport au temps en une formule des plus synthétiques : Le temps est invention, ou il n’est rien du tout. C’est pourquoi le temps est le bouc émissaire idéal de nos angoisses, véritable lieu de cristallisation de toutes les contradictions d’une société en pleine mutation. La peur du temps est donc finalement une bonne chose : elle nous révèle que nous sommes en vie et que notre conscience, loin d’être « verrouillée », nous porte vers un avenir de liberté. Michel Serres ne dit rien d’autre lorsqu’il résume notre rapport au temps avec une acuité décapante : Désormais tout le monde a une montre mais personne n’a le temps. Echangez l’une contre l’autre : donnez votre montre et prenez votre temps.

Prendre le temps de s’intéresser au temps nous dévoile qu’il existe autant de bonnes raisons de prendre son temps que de le perdre ou le gaspiller. Parce qu’il symbolise et rythme chaque seconde de notre vie, parce qu’il donne de l’épaisseur à notre quotidien et nous offre l’opportunité de relier nos souvenirs à de possibles devenirs, le temps est sans conteste notre bien le plus précieux. A condition, toutefois, d’en percevoir et reconnaître la véritable portée, à tous les âges de l’histoire de l’homme comme de celle de chaque individu.

© Bernard Baudouin